L’impulsivité : facteur de performance ou de risque ?
Décodons le contrôle des impulsions[1]
Le comité de recherche du Centre de l’intelligence émotionnelle s’est récemment réuni pour étudier la compétence émotionnelle du contrôle des impulsions (CI). Cette réflexion a d’abord nécessité de clarifier la notion même d’impulsivité. Celle-ci peut être définie comme « une prédisposition à des réactions rapides, non planifiées, face à des stimuli internes ou externes, sans considération des conséquences négatives pour soi ou pour autrui »[2].
Souvent perçue comme un facteur de désordre, notamment dans le monde professionnel, l’impulsivité est pourtant un concept complexe, multidimensionnel et protéiforme. Si elle peut représenter un risque lorsqu’elle échappe à la régulation, elle peut également constituer un levier puissant d’action et de créativité. Comprendre ses mécanismes apparaît donc essentiel pour optimiser la prise de décision et, plus largement, la performance.
Définition et Facettes : L’Action dans l’Instant
L’impulsivité se manifeste par des comportements réalisés prématurément, jugés inappropriés ou excessivement risqués, et susceptibles d’entraîner des conséquences indésirables[3]. Fondamentalement, elle est inscrite dans l’instant : une réaction automatique, non réfléchie, qui néglige l’évaluation des conséquences futures.
Pour mieux décoder ce concept, les modèles contemporains — notamment le modèle UPPS-P [4] — décomposent l’impulsivité en plusieurs facettes distinctes
1. Le Manque de Préméditation
Absence de réflexion sur les conséquences futures d’une action.
- Impact professionnel : ce manque peut nuire à la qualité du travail, augmenter l’exposition aux erreurs et conduire à des comportements jugés risqués.
2. L’Urgence
Tendance à agir sous le coup d’une émotion intense, positive (euphorie) ou négative (colère, stress).
- Facteurs contextuels : L’urgence est étroitement liée à la perception du temps, notamment au refus de “perdre du temps”. Dans une société où la rapidité est valorisée (consommation, livraison, communication), ce type d’impulsivité est renforcé[5].
- Impact professionnel : elle peut entraîner un manque de respect des processus, favoriser des réactions hostiles en cas de conflit ou perturber la performance après un succès euphorique (perte de concentration).
3. La Recherche de Sensations (RS)
Quête d’expériences nouvelles, intenses et stimulantes, au prix de certains risques[6].
- Impact professionnel : la RS alimente l’innovation en encourageant le lancement de nouveaux projets. Mais elle peut aussi nuire à la constance (priorité donnée à la nouveauté plutôt qu’à la pérennité) et accroître la vulnérabilité face aux addictions (tabac, alcool, jeu), ce qui fragilise la fiabilité et la performance.
4. Le Manque de Persévérance
Difficulté à rester concentré sur des tâches longues, répétitives ou jugées ennuyeuses.
- Impact professionnel : souvent associé à la recherche de sensations, ce trait explique pourquoi certains professionnels brillants au démarrage peinent à conclure les projets. L’ennui réduit leur engagement, ce qui est lié aux interférences en mémoire de travail[7].
Le Contrôle des Impulsions et la Gestion Émotionnelle
Le contrôle des impulsions désigne la capacité à résister à une pulsion — ce message interne incitant à une action immédiate — afin de choisir une réponse adaptée et réfléchie.
CI et Régulation Émotionnelle
Le CI et la régulation émotionnelle sont étroitement liés, mais ne recouvrent pas les mêmes mécanismes :
- Différence clé : la régulation émotionnelle vise à transformer l’expérience subjective de l’émotion (prise de distance, modulation de l’intensité), tandis que le CI concerne spécifiquement l’inhibition du passage à l’acte. Il constitue la première étape, le « stop » indispensable avant l’élaboration d’une réponse constructive[8].
- Émotions et impulsivité : si la colère est l’émotion la plus associée à l’impulsivité et à l’hostilité, d’autres émotions intenses — peur ou joie — peuvent également déclencher des réactions impulsives. Ces états affectent les fonctions exécutives, notamment l’inhibition[9].
Colère et Affirmation de Soi
La colère, souvent ressentie comme désagréable et énergivore (hausse du stress, tension physiologique), peut néanmoins jouer un rôle adaptatif en signalant un besoin de justice ou de reconnaissance. L’impulsivité, lorsqu’elle s’exprime sous forme de colère brute, est souvent perçue comme une affirmation de soi non maîtrisée.
Le contrôle de l’impulsion permet de transformer ce message en assertivité : une expression claire, respectueuse et constructive de ses besoins. L’affirmation de soi devient alors plus audible, mieux reçue et plus efficace[10].
Le Paradigme du Contrôle : Entre Blocage et Efficacité
Le contrôle des impulsions, généralement valorisé comme un signe de maturité et de stabilité, présente un paradoxe : trop faible, il expose au risque ; trop fort, il inhibe l’action.
Quand l’Impulsivité est un Atout (CI Bas)
Un faible niveau de contrôle n’est pas toujours négatif :
- Efficacité dans l’urgence : en situation de crise, une réaction rapide et instinctive peut s’avérer plus efficace qu’une analyse prolongée.
- Esprit entrepreneurial : l’entrepreneur agit sans attendre d’avoir toutes les garanties. Ce « saut dans l’inconnu » relève d’une impulsivité fonctionnelle, qui favorise l’innovation et l’acceptation du risque — y compris celui de l’échec[11].
Les Risques d’un Contrôle en Déséquilibre
- Excès de contrôle (CI très fort) : un sur-contrôle peut entraîner une paralysie décisionnelle. La suranalyse ou la volonté d’intégrer tous les points de vue retardent l’action, voire favorisent la procrastination. Ce blocage est aggravé si le CI fort n’est pas compensé par la flexibilité ou la capacité de résolution de problèmes.
- Manque de contrôle (CI très bas) : à l’inverse, un déficit de contrôle expose à des comportements à risque (addictions, conduites dangereuses) et fragilise les relations interpersonnelles[12].
Le Contrôle Mesuré : Vers la Liberté Consciente
L’enjeu réside dans l’équilibre. Le CI efficace n’est pas une inhibition systématique, mais une capacité de recul permettant à l’individu de décider en conscience.
Il peut alors choisir de suivre son impulsion (intuition, spontanéité) ou d’y renoncer, en ayant évalué les conséquences. Dans les deux cas, l’action ou la non-action devient un choix assumé, synonyme de liberté supérieure et d’efficacité accrue.
Pistes de Développement pour un Contrôle au Service de l’Action
Le but n’est pas de supprimer l’impulsion, mais de l’orienter et de la rendre constructive.
1. Développer l’Inhibition (La Pause)
Piste : instaurer un temps d’arrêt entre émotion et réaction afin d’activer les fonctions exécutives (anticipation, analyse). Sans ce délai, l’individu demeure prisonnier de ses automatismes[13].
2. Maîtriser l’Assertivité
Piste : en cas de colère (par exemple, un mail irritant), éviter la réaction immédiate. Repenser la forme et le vocabulaire avant de répondre accroît la crédibilité et l’impact du message.
3. Choisir et Assumer l’Action (Degré de Liberté)
Piste : face à une impulsion, se demander : « Quelles sont les conséquences positives et négatives si j’agis maintenant ? ». L’action, ou la non-action, devient une décision consciente et assumée.
Conclusion
Comme nous l’avons vu, le contrôle des impulsions ne peut être envisagé isolément : il s’inscrit dans un ensemble plus large de compétences émotionnelles. Si son lien avec la résolution de problèmes est déjà clairement apparu lors d’une dernière rencontre du comité [14], une connexion tout aussi évidente se dessine avec la flexibilité. Un CI fort, lorsqu’il n’est pas accompagné de cette capacité d’adaptation, conduit à une forme de rigidité, alors même que la société actuelle exige de savoir ajuster ses réactions, changer d’approche et s’adapter à l’imprévu.
Dans un monde professionnel instable, marqué par la complexité et l’accélération, l’équilibre entre maîtrise de soi et adaptabilité devient un atout stratégique. C’est dans cette perspective que le comité a choisi de prolonger sa réflexion en explorant le rôle de la flexibilité, en lien avec la résolution de problèmes. Car c’est bien de la synergie entre ces compétences que naît la véritable efficacité : celle qui permet d’agir avec discernement, tout en restant ouvert au changement.
[1] Le contrôle des impulsions est une des quinze compétences de l’intelligence émotionnelle du modèle de Reuven Bar-On (de la dimension prise de décision).
[2] Moeller, F. G., Barratt, E. S., Dougherty, D. M., Schmitz, J. M., & Swann, A. C. (2001). Psychiatric aspects of impulsivity. American Journal of Psychiatry, 158(11), 1783–1793.
[3] Evenden, J. L. (1999). Varieties of impulsivity. Psychopharmacology, 146(4), 348–361.
[4] Whiteside, S. P., & Lynam, D. R. (2001). The Five Factor Model and impulsivity: Using a structural model of personality to understand impulsivity. Personality and Individual Differences, 30(4), 669–689
[5] Dick, D. M., Smith, G., Olausson, P., Mitchell, S. H., Leeman, R. F., O’Malley, S. S., & Sher, K. (2010). Understanding the construct of impulsivity and its relationship to alcohol use disorders. Addiction Biology, 15(2), 217–226.
[6] Zuckerman, M. (2007). Sensation Seeking and Risky Behavior. American Psychological Association
[7] Barkley, R. A. (1997). Behavioral inhibition, sustained attention, and executive functions: Constructing a unifying theory of ADHD. Psychological Bulletin, 121(1), 65–94
[8] Gross, J. J. (2002). Emotion regulation: Affective, cognitive, and social consequences. Psychophysiology, 39(3), 281–291
[9] Pessoa, L. (2009). How do emotion and motivation direct executive control? Trends in Cognitive Sciences, 13(4), 160–166.
[10] Linehan, M. M. (1993). Cognitive-Behavioral Treatment of Borderline Personality Disorder. Guilford Press
[11] Hayward, M. L., Shepherd, D. A., & Griffin, D. (2006). A hubris theory of entrepreneurship. Management Science, 52(2), 160–172.
[12] Verdejo-García, A., Lawrence, A. J., & Clark, L. (2008). Impulsivity as a vulnerability marker for substance-use disorders: Review of findings from high-risk research, problem gamblers and genetic association studies. Neuroscience & Biobehavioral Reviews, 32(4), 777–810
[13] Miyake, A., & Friedman, N. P. (2012). The nature and organization of individual differences in executive functions: Four general conclusions. Current Directions in Psychological Science, 21(1), 8–14
[14] Réunion sur la résolution de problèmes (lien vers l’article)











